Saturday, April 30, 2011

L'envol d'une pensée

(collection privée)

Il y a d'abord les fleurs et les tissus, des parfums et le toucher soyeux d'une draperie et d'un tapis brodé.

Il y a ensuite cette posture, entre deux... Ce jeune homme vient-il de s'asseoir ? Ou s'apprête-t-il à se relever  ? La main gauche prend appui sur le mur. L'index de la main droite caresse le menton... Un simple contact, la caresse d'un doigt. Le doigt soutient la tête, qui doucement s'incline, suivant l'échappée d'un regard. 

Que regarde-t-il ? Cette photographie lumineuse et contrastée nous montre l'invisible: ce que son modèle est le seul à voir. Elle nous montre l'envol d'une pensée, l'ailleurs d'une rêverie, l'intimité d'un état d'âme, un  souvenir ou une idée qui s'attardent sur un beau visage méditatif.

Il est entre deux mondes, ce garçon mélancolique. 

Il est cet ami, cet amant qu'ont chanté Ovide ou Horace, Martial ou Juvénal. Il est assis sur les marches d'une villa, la villa d'un riche patricien, un chevalier ou un sénateur, il est son jardin secret, son ami de coeur. Il rêve à la démesure de Néron, à la culture d'Hadrien, à la folie de Caligula, à la sagesse de Marc-Aurèle. Il se souvient de la Grèce, de sa lumière, de ses rivages. Il se souvient d'Athènes où il est né, et la poésie de Sophocle traverse sa mémoire... 

Il est aussi l'un de ces ragazzi romains qui quittent l'habit de l'ouvrier pour revêtir la tunique de l'éphèbe-roi, le temps d'une photographie, pour quelques lires et pour faire plaisir au Signore Galdi. Nous sommes à Rome, au seuil du XXe siècle, entre deux mondes, entre deux temps, entre l'Antiquité et aujourd'hui.

Il est si facile d'oublier Rome et ses rumeurs, les bruits de la modernité, la réalité et même le photographe, caché derrière son appareil, silencieux, concentré. C'était hier ou avant-hier, c'était autrefois, il y a si longtemps, et il était assis sur ces marches, les marches d'une villa, la villa d'un riche patricien, un chevalier ou un sénateur. 

Il est entre deux mondes, ce garçon mélancolique.

Il est là, sur cette photographie albuminée, tirage vintage de l'un des rares clichés de Vincenzo Galdi, ce poète visuel qui sait chanter le sexe le plus cru comme le désir le plus éthéré. C'est une photographie où il est à jamais fixé, le doigt contre le menton, concentré sur ce qui se refuse au regard, sur un état d'âme fugitif comme l'envol d'une pensée, mais que la photographie a figé à jamais.

Il est là aussi, devant moi, plus d'un siècle après... Il m'invite à le suivre, si loin, si profondément, au coeur de cette photographie, pour retrouver cet état d'âme, pour revivre ce matin romain, sous la chaude lumière de l'été, où le soleil baignait les marches et le garçon, au seuil du jardin de la villa d'un riche patricien...

Que me dit-il, ce garçon qui n'est plus que poussière aujourd'hui... Que me dit-il de ses yeux pensifs, à moi qui regarde cette photographie ?

Il me dit... "Carpe diem, mon ami. N'oublie pas, tout passe, les idées, les états d'âme, les couleurs, la jeunesse. Carpe diem, hic et nunc. Ici et maintenant. Tout à l'heure, il sera trop tard. Ce n'est que sur une photographie que l'on a l'éternité devant soi. Ce n'est que sur une photographie de Vincenzo Galdi, qui m'a dit: "Tu as tout ton temps"... Carpe diem... Il faut cueillir maintenant les fleurs du jardin et savourer l'instant présent... "

Il est entre deux mondes, ce garçon mélancolique.

Qui franchira le seuil le premier ?



Je remercie le collectionneur qui m'a autorisé à poster cette photographie sur ce blog.

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