Sunday, April 10, 2011

Adorable (Roland Barthes)


"Je rencontre dans ma vie des millions de corps; de ces millions je puis en désirer des centaines; mais, de ces centaines, je n'en aime qu'un. L'autre dont je suis amoureux me désigne la spécialité de mon désir.

(...) Il a fallu beaucoup de hasards, beaucoup de coïncidences surprenantes (et peut-être beaucoup de recherches), pour que je trouve l'Image qui, entre mille, convient à mon désir. C'est là une grande énigme dont je ne saurai jamais la clef: pourquoi est-ce que je désire Tel ? Pourquoi est-ce que je le désire durablement, langoureusement ? Est-ce tout lui qui je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou n'est-ce seulement qu'un morceau de ce corps ? Et, dans ce cas, qu'est-ce qui dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? Quelle portion, peut-être incroyablement ténue, quel accident ?



(...) De tous ces plis du corps, j'ai envie de dire qu'ils sont adorables. Adorables veut dire: ceci est mon désir, en tant qu'il est unique: "C'est ça ! C'est exactement ça (que j'aime) !" Cependant, plus j'éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom; le propre du désir ne peut produire qu'un impropre de l'énoncé. De cet échec langagier, il ne reste qu'une trace: le mot "adorable" (la bonne traduction de "adorable" serait l'ipse latin: c'est lui, c'est bien lui en personne.



Adorable est la trace futile d'une fatigue, qui est la fatigue du langage. De mot en mot, je m'épuise à dire autrement le même de mon Image, improprement le propre de mon désir: voyage au terme duquel ma dernière philosophie ne peut être que de reconnaître — et de pratiquer — la tautologie. Est adorable ce qui est adorable. Ou encore: je t'adore, parce que tu es adorable, je t'aime parce que je t'aime. Ce qui clôt ainsi le langage amoureux, c'est cela même, c'est cela même qui l'a institué: la fascination. Car décrire la fascination, cela ne peut jamais, en fin de compte, excéder cet énoncé: "je suis fasciné". Ayant atteint le bout du langage, là où il ne peut que répéter son dernier mot, à la façon d'un disque enrayé, je me soûle de son affirmation: la tautologie n'est-elle pas cet état inouï, où se retrouvent, toutes valeurs mêlées, la fin glorieuse de l'opération logique, l'obscène de la bêtise et l'explosion du oui nietzschéen ?"

Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 26-28.

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