Saturday, April 30, 2011

L'envol d'une pensée

(collection privée)

Il y a d'abord les fleurs et les tissus, des parfums et le toucher soyeux d'une draperie et d'un tapis brodé.

Il y a ensuite cette posture, entre deux... Ce jeune homme vient-il de s'asseoir ? Ou s'apprête-t-il à se relever  ? La main gauche prend appui sur le mur. L'index de la main droite caresse le menton... Un simple contact, la caresse d'un doigt. Le doigt soutient la tête, qui doucement s'incline, suivant l'échappée d'un regard. 

Que regarde-t-il ? Cette photographie lumineuse et contrastée nous montre l'invisible: ce que son modèle est le seul à voir. Elle nous montre l'envol d'une pensée, l'ailleurs d'une rêverie, l'intimité d'un état d'âme, un  souvenir ou une idée qui s'attardent sur un beau visage méditatif.

Il est entre deux mondes, ce garçon mélancolique. 

Il est cet ami, cet amant qu'ont chanté Ovide ou Horace, Martial ou Juvénal. Il est assis sur les marches d'une villa, la villa d'un riche patricien, un chevalier ou un sénateur, il est son jardin secret, son ami de coeur. Il rêve à la démesure de Néron, à la culture d'Hadrien, à la folie de Caligula, à la sagesse de Marc-Aurèle. Il se souvient de la Grèce, de sa lumière, de ses rivages. Il se souvient d'Athènes où il est né, et la poésie de Sophocle traverse sa mémoire... 

Il est aussi l'un de ces ragazzi romains qui quittent l'habit de l'ouvrier pour revêtir la tunique de l'éphèbe-roi, le temps d'une photographie, pour quelques lires et pour faire plaisir au Signore Galdi. Nous sommes à Rome, au seuil du XXe siècle, entre deux mondes, entre deux temps, entre l'Antiquité et aujourd'hui.

Il est si facile d'oublier Rome et ses rumeurs, les bruits de la modernité, la réalité et même le photographe, caché derrière son appareil, silencieux, concentré. C'était hier ou avant-hier, c'était autrefois, il y a si longtemps, et il était assis sur ces marches, les marches d'une villa, la villa d'un riche patricien, un chevalier ou un sénateur. 

Il est entre deux mondes, ce garçon mélancolique.

Il est là, sur cette photographie albuminée, tirage vintage de l'un des rares clichés de Vincenzo Galdi, ce poète visuel qui sait chanter le sexe le plus cru comme le désir le plus éthéré. C'est une photographie où il est à jamais fixé, le doigt contre le menton, concentré sur ce qui se refuse au regard, sur un état d'âme fugitif comme l'envol d'une pensée, mais que la photographie a figé à jamais.

Il est là aussi, devant moi, plus d'un siècle après... Il m'invite à le suivre, si loin, si profondément, au coeur de cette photographie, pour retrouver cet état d'âme, pour revivre ce matin romain, sous la chaude lumière de l'été, où le soleil baignait les marches et le garçon, au seuil du jardin de la villa d'un riche patricien...

Que me dit-il, ce garçon qui n'est plus que poussière aujourd'hui... Que me dit-il de ses yeux pensifs, à moi qui regarde cette photographie ?

Il me dit... "Carpe diem, mon ami. N'oublie pas, tout passe, les idées, les états d'âme, les couleurs, la jeunesse. Carpe diem, hic et nunc. Ici et maintenant. Tout à l'heure, il sera trop tard. Ce n'est que sur une photographie que l'on a l'éternité devant soi. Ce n'est que sur une photographie de Vincenzo Galdi, qui m'a dit: "Tu as tout ton temps"... Carpe diem... Il faut cueillir maintenant les fleurs du jardin et savourer l'instant présent... "

Il est entre deux mondes, ce garçon mélancolique.

Qui franchira le seuil le premier ?



Je remercie le collectionneur qui m'a autorisé à poster cette photographie sur ce blog.

Thursday, April 28, 2011

La photographie brisée / The broken photograph

"Studies in art from Sicily" "Etudes artistiques, provenance: Sicile". Je ne sais pas qui a écrit ces mots au crayon sur le verso. Sans doute est-celui qui a acheté la photographie à Wilhelm von Gloeden à Taormina. "Etudes", "artistiques", "Sicile", chacun de ces mots est lourd de sens... Oui, la photographie est un art... Peut-être faut-il dissimuler le désir sous l'alibi de l'étude. La Sicile est l'alibi d'un certain désir, en ce début du XXe siècle..."

"Studies in art from Sicily". I don't know who wrote these few words with a pencil on the reverse side of this photograph. Most probably, the writer is the person who bought this photograph from Wilhelm von Gloeden in Taormina. "Studies", "art", "Sicily": every word is meaningful.... Indeed, photography is an art... Perhaps desire should be hidden under the alibi of study. Sicily is the alibi of a special desire, in these first years of XXth century..."

"162". Chaque photographie a son numéro. Toujours écrit avec un crayon bleu. Entre la plaque originale et l'impression, entre l'unique et le multiple, un chiffre crée le lien. Gloeden est l'archiviste, le bibliothécaire de son oeuvre photographique. Le tampon atteste l'authenticité de la photographie. Il la date. 5 Janvier... 1905.. 1906 ? 1906, je crois...  

"162". Each photograph is numbered. The number is always written through a blue pencil. Between the original photographic plate and this print, between the unique archetype and the multiple copies, a number is the link. Gloeden is the archivist, the librarian of his photographic production. A stamp testifies the authenticity of the photographic print. It provides it with a date. January 5... 1905... 1906 ? 1906, I think...



C'est toi que je regarde d'abord dans cette photographie.... Car tu me regardes, droit dans les yeux, tu me regardes et me demandes qui je suis... C'était il y a plus d'un siècle...

Tout me parle dans ta pose, dans ton expression, tu es dans l'attente, dans un temps entre deux, c'est le 5 janvier 1906, je te regarde plus d'un siècle après...  Es-tu mon Pasqualino ? 

You are the first one I am looking at in this photograph... Because you are looking at me, straight into my eyes, you look an me and you ask me... "Who are you ?..." It was a century ago...

Everything talks to me, in your pose, in your face expression... You look as someone expecting something, someone, it is a time in between, it is January the 5th, current year is 1906... I am looking at you since a centruy... Are you my Pasqualino ?

Ton ami est nu... figé dans sa pose... Il est nu, comme toi... La lumière et l'ombre sculptent son corps. Ce n'est pas un garçon, c'est un poème, une élégie, une musique à écouter, un parfum auquel on est sensible ou non...
Your friend is naked... he was caught by the camera while holding the pose... Light and shade are the sculptors of his body.... This is not a boy, this is a poem, an elegy, just a music to listen to, or just a perfume one can smell or not...


Il me faut apprendre la langue des gestes, de la main et des regards... Il me faut apprendre ce qui se dit et se comprend, quand les mots n'ont pas leur part... Il me faut comprendre la langue du désir, du désir entre garçons, dans la Sicile de Théocrite ou de Virgile, sur la photographie de von Gloeden...

I should learn the language of gestures, of hands and eyes... I should learn what is told and understood, when no words are spoken out... I should understand the language of desire, of this desire boys could feel one for the other one, in Theocritus and Vergil Sicily, on a von Gloeden's photograph...


Les yeux et la main... Des yeux fermés pour mieux sentir la main qui caresse... Des yeux fermés sur une photographie à regarder... Des yeux fermés pour une ceinture à délier, dans les prolégomènes du désir, dans les gestes immémoriaux d'une tendresse qui ne sait pas dire son nom... J'aime la tendresse indicible de ces gestes, que seul un poème saurait nommer...

Eyes and a hand... Closed eyes, just to feel better a caressing hand... Closed eyes, while a photograph is shot, for future viewers... Closed eyes, against a belt to be untied, these are the prolegomena of desire, the immemorial gestures of a tenderness that could not be named as such... I love the tenderness of these gestures, they are beyond any words, nothing else than a poem could describe them...


Qu'est-ce qui se joue entre toi et moi ? Qu'est-ce qui se dit, qu'est-ce qui se rêve... Où finit le souvenir, où commence l'imaginaire ? Vous, les garçons Siciliens de Gloeden, vous êtes les acteurs d'un théâtre intemporel... Hier ou aujourd'hui, chez Théocrite ou Virgile ou au XXe siècle, vous racontez des histoires de désir, des désirs entre garçons, il n'est pas besoin de mots quand toi seul répond à l'image de mon désir, quand je suis le seul à entendre la musique de ta beauté...

What is at play, between you and me... ? What is said, what is dreamt... Where does a memory end, where does imagination start from ? You, you, the Sicilian boys of von Gloeden, you are like the actors of an intemporal theater... Yesterday or today, in Theocritus or Vergil or in the XXth century, your are telling stories of desire, desires between boys, words are useless when you are the only one to mirror my desire, when I am the only one listening to the music of your beauty...


Trois garçons... dans le cloître du monastère San Domenico à Taormina... Il y a comme un arc de désir entre ces trois garçons, et toi, Wilhelm von Gloeden, qui a figé cette photographie, et moi, qui la regarde, en cette fin avril 2011. Qu'est-ce qu'un désir entre garçons, où est le désir, qui est la garçon ? Qu'est-ce que le désir, qui charge le regard sur la photographie d'une mémoire, d'un espoir, d'un rêve, d'un désespoir... ?

Three boys... in the cloister of the San Domenico Monastery in Taormina... There is like a link of desire between these three boys and you, Wilhelm von Gloeden, you who shot this photograph, and me who is looking at it, in this end of april 2011. What is desire between boys, where is the desire, who is the boy ? What is this desire, that provides the viewer with a memory, with an hope, with a dream, with a despair...


La plaque photographique a été cassée... Cassée en deux.... La cassure délimite un avant et un après... Elle est irréparable... Il n'y aura plus de tirage de cette photographie sans cette ligne de fracture... J'aime cette photographie pour sa fragilité... La vision parfaite n'est plus, il reste cette image traversée par la diagonale d'une fracture.

L'image chante à mes yeux, j'entends sa musique sepia, je ressens le jeu des poses et des regards, je sais que le désir peut traverser le siècles, passer d'un poème à une photographie, oublier une cassure, ouvrir un rêve naviguant sur les vagues de l'éternité...

The photographic plate was broken... Broken in two parts... The break defines a times before and a times after... It could not be undone... It will be impossible to get prints of this photograph without this breaking line... I love this photograph because it is so fragile... Full vision is out of reach, the only option is this print, crossed by a breaking line...

This photograph is like a song for my eyes....and I can listen to its sepia music, I feel so much the play of poses and gazes, I know that desire can cross centuries and go through a poem until a photograph, forget a breaking line, expand a dream, brought on the waves of eternity...

Monday, April 25, 2011

Rudolf Lehnert - L'album des nus masculins (1905-1934)


Des nombreux livres édités par Nicole Canet et la Galerie Au Bonheur du Jour, cet album des nus masculins du grand photographe orientaliste Rudolf Lehnert est sans doute l'un des plus rares et des plus étonnants. La découverte de trois lettres inédites de Lehnert à l'écrivain Renaud Icard éclaire en effet le projet de réaliser et de publier dans les années 30 un album de nus masculins: des photographies furent prises et envoyées à Icard, Nicole Canet a pu retrouver un certain nombre d'entre elles. C'est donc un corpus unique de documents rarissimes qui est réuni ici, révélant un aspect méconnu de l'art de Lehnert: un univers sensuel et poétique, où la beauté des jeunes hommes est sublimée par les décors et les jardins orientaux. Ces photographies racontent l'histoire d'un certain regard sur des corps lumineux de soleil et de chaleur. Renaud Icard, André Gide et d'autres ne furent pas insensibles à leur force de séduction...

Among the many books published by Nicole Canet and the Galerie Au Bonheur du Jour, this album of nude male photographs by the Orientalist artist Rudolf Lehnert is one of the most amazing and unexpected. The discovery of three unpublished letters from Lehnert to the French writer and artist Renaud Icard shed a new light on the project of putting together and publishing an album of nude male photographs, in the 1930's: photographs were actually made and sent to Icard. Nicole Canet was lucky enough to find some of them. This unique set of rare photographs reveals an unknown side of Lehnert's art and activity: a sensual and poetical universe, where the beauty of young men is magnified by the architectural set up and oriental gardens. These photographs tell the story of a special gaze upon male bodies, exposed to the light and to the heat of the Tunisian sun. Renaud Icard, André Gide and many others were not insensitive to their power of seduction...






Tuesday, April 12, 2011

Memory

"Dear Philip,

As promised, I am sending you a little "souvenir" of your last visit in Taormina... As you remember, Pascualino was behind the camera, he made this photograph, so I should create a stamp: "Pascualino fecit, Taormina".?

You looked so great with your white suit... You wanted so much me to be on the photograph... I am standing up against the pillar of the entrance gate of my garden...

"A souvenir, Wilhelm, my friend..." You told me... "I would like so much to have you on this photograph..."

Usually, I don't like that much to be shot on a photograph beside my visitors and my customers... But for you, Philip, I broke the rule. Because I know you understood what really matters, and you are looking, among my photographs, to the atemporal part...

You told me what you are dreaming and thinking about, we spoke so much about Vergil and Plato, Strato and Theocritus, well, the both of us love the music of Latin language, and mainly of Greek language, this is such an horizon of beauty, perfection, humanity and intelligence...

Who else better than you, Philip, who else could understand the idea or the intent, the poem or the concept, the dream or the music buried deep within each of my photograph ? 

Through the years, your letters make me think that, among all the visitors coming to my place, Piazza San Domenico, there is one, at least, who understood everything, who is sharing my gaze and my feeling, my heart and my memory...

You understood that each one of my photographs is a story, a love story, involving the photographer and his models, the photographs and those who chose to buy it...

Some of my customers are concerned only with the surface of my photographs... Others are going beyond the surface, towards the heart of the photograph... Yes, all my photographs, all my models have a heart..

Each one of my photographs, either a landscape, a portrait, nude boys or boys with veils, is telling a story, is singing a song, is just a music.

You are among  those who know how to listen to a music while looking at a photograph...

We understand each other so well, beyond any words...

Pascualino asked me to tell you... He loves you very much... He will not forget you... He knows you love him too... 

Pascualino's life is here, in Taormina... He loves this country, its light, its perfumes, its music...

But Pascualino will never forget you... He will not forget Philip...

I will not forget you either, Philip... Please, come back to Taormina as soon as you can.... We will dream aloud about the horizons we share...

Your friend

Wilhelm v. G."

Letter from Wilhelm von Gloeden to Philip X, Von Gloeden Archive, call number, 1906/08/20/01.




Souvenir

"Cher Philip,

Comme promis, je t'envoie un petit souvenir de ta dernière visite à Taormina... Tu te rappelles que Pascualino était derrière l'appareil photographique, il est l'auteur de cette photographie, je devrais créer un tampon "Pascualino fecit, Taormina"...

Tu étais si élégant, avec ton costume blanc... Tu as insisté pour que je sois aussi sur la photographie... Je me tiens droit contre le pilier de la porte d'entrée de mon jardin...

"Un souvenir, Wilhelm, mon ami...", m'as-tu dit, "j'aimerais tant que tu sois sur cette photographie..."

Je n'aime guère être photographié à côté de mes visiteurs et de mes clients... Mais j'ai fait une exception pour toi, Philip. Car je sais que tu as compris l'essentiel, et que tu viens chercher, parmi mes photographies, ce qui touche à l'intemporel... 

Tu m'as dit tes rêves et tes pensées, nous avons parlé de Virgile et de Platon, de Straton et de Théocrite, nous aimons tous les deux la musique du latin et surtout du grec, un horizon de beauté et de perfection, d'humanité et d'intelligence...

Qui mieux que toi, Philip, pourrait comprendre l'idée, l'intention, le poème, le concept, le rêve, la musique, qui se cachent derrière chacune de mes photographies ? 

Tes lettres, d'année en année, me laissent penser que parmi les multiples visiteurs que je reçois Piazza San Domenico, il en est un, au moins, qui a tout compris, qui partage mon regard et mon désir, mon coeur et ma mémoire...

Tu as compris que chacune de mes photographies est une histoire, une histoire d'amour, entre le photographe et ses modèles, entre la photographie et ceux qui choisissent de l'acheter...

Certains de mes clients ne s'attachent qu'à la surface des images... D'autres vont au-delà de la surface, vers le coeur. Car toutes mes images, tous mes modèles ont un coeur...

Chacune de mes photographies, qu'il s'agisse d'un paysage, d'un portrait, de garçons nus ou voilés, raconte une histoire, chante une chanson, est une musique.

Tu es l'un de ceux qui savent écouter la musique en regardant la photographie...

Nous nous comprenons si bien, au-delà des mots...

Pascualino me charge de te dire... Il t'aime beaucoup... Il ne t'oubliera pas... Il sait que tu l'aimes aussi...
La vie de Pascualino est ici, à Taormina... Il aime cette terre, il aime sa lumière, ses parfums, sa musique...

Mais Pascualino ne t'oubliera pas... Il n'oubliera pas Philip... 

Je ne t'oublierai pas non plus, Philip... Reviens vite à Taormina, nous rêverons à haute voix des horizons que nous partageons...

Ton ami,

Wilhelm v. G."

Lettre de Wilhelm von Gloeden à Philip X, Von Gloeden Archive, call number, 1906/08/20/01.


Sunday, April 10, 2011

Adorable (Roland Barthes)


"Je rencontre dans ma vie des millions de corps; de ces millions je puis en désirer des centaines; mais, de ces centaines, je n'en aime qu'un. L'autre dont je suis amoureux me désigne la spécialité de mon désir.

(...) Il a fallu beaucoup de hasards, beaucoup de coïncidences surprenantes (et peut-être beaucoup de recherches), pour que je trouve l'Image qui, entre mille, convient à mon désir. C'est là une grande énigme dont je ne saurai jamais la clef: pourquoi est-ce que je désire Tel ? Pourquoi est-ce que je le désire durablement, langoureusement ? Est-ce tout lui qui je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou n'est-ce seulement qu'un morceau de ce corps ? Et, dans ce cas, qu'est-ce qui dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? Quelle portion, peut-être incroyablement ténue, quel accident ?



(...) De tous ces plis du corps, j'ai envie de dire qu'ils sont adorables. Adorables veut dire: ceci est mon désir, en tant qu'il est unique: "C'est ça ! C'est exactement ça (que j'aime) !" Cependant, plus j'éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom; le propre du désir ne peut produire qu'un impropre de l'énoncé. De cet échec langagier, il ne reste qu'une trace: le mot "adorable" (la bonne traduction de "adorable" serait l'ipse latin: c'est lui, c'est bien lui en personne.



Adorable est la trace futile d'une fatigue, qui est la fatigue du langage. De mot en mot, je m'épuise à dire autrement le même de mon Image, improprement le propre de mon désir: voyage au terme duquel ma dernière philosophie ne peut être que de reconnaître — et de pratiquer — la tautologie. Est adorable ce qui est adorable. Ou encore: je t'adore, parce que tu es adorable, je t'aime parce que je t'aime. Ce qui clôt ainsi le langage amoureux, c'est cela même, c'est cela même qui l'a institué: la fascination. Car décrire la fascination, cela ne peut jamais, en fin de compte, excéder cet énoncé: "je suis fasciné". Ayant atteint le bout du langage, là où il ne peut que répéter son dernier mot, à la façon d'un disque enrayé, je me soûle de son affirmation: la tautologie n'est-elle pas cet état inouï, où se retrouvent, toutes valeurs mêlées, la fin glorieuse de l'opération logique, l'obscène de la bêtise et l'explosion du oui nietzschéen ?"

Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 26-28.

Fragments d'un discours amoureux


Friday, April 8, 2011

Garçon en fleurs / A Blossoming Boy





Mon cher Wilhelm,

Comment pourrais-je oublier ce 14 septembre ?

Tu as été assez gentil pour m'inviter à déjeûner chez toi, Piazza San Domenico. Nous sommes de vieux amis, il est vrai... Nous avons longuement parlé, de Virgile et de Théocrite, de Platon et d'Ovide... Tu es comme moi un grand lecteur de ces textes d'autrefois, de ces voix grecques et latines qui nous ont transmis tant de savoir, tant de sagesse, tant de beauté...

Comment pourrais-je oublier la douce ivresse de ce vin sicilien, les reflets du soleil sur la mer, et tes albums de photographies...

Comment pourrais-je oublier Pascualino, mon ami, mon aimé, Pascualino le Napolitain, comme tu l'appelles, que j'ai tant aimé, que j'aime tant...

My dear Wilhelm,

How could I ever forget this September 14.. ?

You were kind enough to invite me for a lunch at your place, Piazza San Domenico. We are such old friends, as a matter of fact... We had so long talks about Vergil and Theocritus, Plato and Ovid... You are like me such a skill reader of these texts from Antiquity, from these Greek and Latin voices who transmitted to us so much knowledge, wisdom and beauty...

How could I ever forget the sweet drunkness caused by your Sicilian wine, the sun's reflections on the sea, and your photographs albums... ?

How could I ever forget Pascualino, my friend, my beloved one, Pascualino from Naples, as you call him... I loved him so much, I still love him so much...


Wilhelm, mon ami,

Tout me fait rêver dans cette photographie, les fleurs, le garçon, Pascualino, il est une fleur, un garçon.

Comme les fleurs, les beaux garçons de ton jardin doivent être cueillis à temps... 

Pascualino rêve, pensif, seul dans ton jardin, une fleur en main. Il me fait rêver, il est un horizon de désirs, de pensée, il est un poème visuel que mes mots ne sauraient égaler.

Pascualino, petit berger de Taormina, tu as raison de faire confiance à l'oeil de Wilhelm...

Nul autre que lui ne saurait capturer ta beauté en fleur, la faire partager et désirer...

Pascualino, tout en toi est courbes et douceur, grâce adolescente du corps d'un jeune adulte... 

J'aimerais tant partager avec toi... Un moment de silence, un instant de grâce, un rêve, un désir qui passe...

Sais-tu combien tu es aimé, Pascualino, de l'autre côté du miroir, par qui regarde cette photographie ?

Tu es un parfum, une musique, tu es une promesse de bonheur, tu es celui à qui dire des mots d'amour, quand on aime Ovide et Théocrite, Virgile et Platon...

Attends moi, mon Pascualino, attends moi, mon ami, mon amant, je voudrais tant cueillir ta beauté en fleurs, les fleurs de ta beauté... Une caresse, un baiser ? Un regard me comblerait...

Philip"

Wilhelm, my friend,

This photograph makes me dream so much, either the flowers of your garden or the boys, Pascualino, he is at the same time a flower and a boy... As flowers, the cute boys in your garden should be picked at the right time... 

Pascualino is dreaming, he seems so pensive, so lonely in your garden, with a flower in his hand. He makes me dream, he is such an horizon for so many desires and thoughts, he is such a visual poem that my words could not equal with. 

Pascualino, my little shepherd from Taormina,  you are so right when you trust Wilhelm's eye...

Nobody else could catch so well your blossoming beauty, to share it and to make it so desirable...

Pascualino, you are just curves and sweetness, just a teen age boy grace with a young adult body...

I would love so much to share with you... Just an instant of silence, an instent for grace, a dream, a desire  passing away...

Do you know how loved you are, Pascualino, on the other side of the mirror, by who is looking atyour photograph ?

You are a perfume and a music, you are a promiss of happiness, you are the one I should say loving words, when Ovid and Theocritus, when Vergil and Plato are so loved... 

Wait for me, my Pascualino, my friend, my loved one, I would love so much to catch your blossoming beauty, to pick the flowers of your beauty... A caress, a kiss ? Just a gaze would be enough...

Philip".

Von Gloeden Archive, Letter from Philip to W. von Gloeden, October 1st 1899. Call number: 1899/10/01/06.

Monday, April 4, 2011

Rêverie d'après Roland Barthes / Dreaming with Roland Barthes


"Si j'aime une photo, si elle me trouble, je m'y attarde. Qu'est-ce que je fais, pendant tout le temps que je reste devant elle ? Je la regarde, je la scrute, comme si je voulais en savoir plus sur la chose ou la personne qu'elle représente.

If I love a photograph, if I am troubled by it, I will spend some time with it. What am I doing, while I stay in front of this photograph ? I look at it, I am examining it, just as if I wanted to know more about the thing or the person represented.

(...)

J'ai envie de cerner par la pensée le visage aimé, d'en faire l'unique champ d'une observation intense; j'ai envie d'agrandir ce visage pour mieux le voir, mieux le comprendre, connaître sa vérité.

I am willing to focus and to figure out the loved face, to make it the object of an intense observation; I want to enlarge this face so I could better see it, better understand it, and even know its truth.



(...)

Ce que Marey et Muybridge ont fait, comme operatores, je veux le faire, moi, comme spectator: je décompose, j'agrandis, et, si l'on peut dire: je ralentis, pour avoir le temps de savoir enfin. La Photographie justifie ce désir, même si elle ne le comble pas: je ne puis avoir l'espoir fou de découvrir la vérité, que parce que le noème de la Photo, c'est précisément que cela a été, et que je vis dans l'illusion qu'il suffit de nettoyer la surface de l'image, pour accéder à ce qu'il y a derrière: scruter veut dire retourner la photo, entrer dans la profondeur du papier, atteindre sa face inverse (ce qui est caché est pour nous, Occidentaux, plus "vrai" que ce qui est visible).

What Marey and Muybridge did, as operatores, I would like to do it myself, as a spectator: I am spliting up, I am enlarging, and so to say, I am slowing it down, in order to be on time to know, at least. Photography just justifies such a desire, even if it can't fulfill it: I can have the crazy hope to discover the truth only because the noeme of a photograph is precisely: "It has been", and I am living with this illusion one should just clean up the surface of the picture in order to reach what is behind it: scrutinizing means looking at the back of the photograph, going deep into the depth of the paper, reaching its
other side, (what is hidden to the Western viewers we are, what is more authentic than what is just visible).


Hélas, j'ai beau scruter, je ne découvre rien: si j'agrandis, ce n'est rien d'autre que le grain du papier: je défais l'image au profit de sa matière; et si je n'agrandis pas, si je me contente de scruter, je n'obtiens que ce seul savoir, possédé depuis longtemps, dès mon premier coup d'oeil: que cela a été: le tour d'écrou n'a rien donné.



Unfortunately, despite the long time I scrutinized this photograph, I did not discover anything: if I am enlarging it, I just find the grain if this photograph; I loose what is shown, I just get the photograph's materiality; if I do not enlarge it, if I am just scrutinizing it, I just get what I knew since my first glance: it was. Nothing resulted from the turn of the screw."

Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma-Gallimard- Seuil, 1980, p. 154-156.
(English translation by me...)