"Mon cher Wilhelm,
Merci de m'avoir envoyé cette nouvelle photographie... Je la trouve sublime dans sa composition, dans son intention, dans ce qu'elle donne à rêver et à penser... Il y a le mur et le corps, la jarre et la chair, le blanc et le brun, le végétal et l'oiseau dans sa cage, le garçon et la colonne.
Je sais que tu as choisi le cadre et les angles, la lumière et les ombres, et que tu as pris cette photographie comme on saisit au vol un instant fugitif...
Giovanni est magnifique et son corps musclé aurait inspiré à Michel-Ange un ajout aux plafonds de la Chapelle Sistine... Quelle belle expression de la jeunesse et de la grâce, du corps et de l'esprit, de l'équilibre et de la pensée... !
Ta photographie, Maestro, mon cher ami, me fait rêver et penser... Giovanni regarde par la fenêtre dans une chambre obscure, dans la camera obscura, où la lumière et les formes viennent impressionner le papier albuminé et s'y fixer pour toujours.
Cette photographie est un hymne au visible et à l'invisible, à ce que voit Giovanni et ce qui m'échappera à jamais. Je vois Giovanni absorbé dans cette contemplation, dans ce regard du dehors vers le dedans, tes garçons de Taormina, Wilhelm, sont si curieux...
J'aime cette photographie car elle me donne à imaginer ce que je ne verrai jamais, ce qui courbe le corps de Giovanni, ce qui l'absorbe au dedans de la chambre noire.
Cette photographie est une allégorie de la photographie...
En approchant l'oreille de ta photographie, Wilhelm, mon vieil ami, je peux entendre le chant, le chant de l'oiseau enfermé dans sa cage. C'est un chant sicilien, un chant immémorial que l'on chante sur les falaises de Taormina, depuis la nuit des temps... "Carpe diem", dit ce chant d'amour, ce chant de sagesse... "Carpe diem", la jeunesse n'a qu'un temps, et même les plus belles photographies s'effaceront un jour, blanches sur un fond blanc, il n'y aura plus qu'un mur blanc, un mur solaire à désirer et à aimer..."
Philip, Lettre à Wilhelm von Gloeden, 6 juin 1902 (Von Gloeden Archive, call number 1902/06/04)
No comments:
Post a Comment