(Collection privée)
"Cher Wilhelm,
De mon dernier séjour à Taormina, en avril 1925, j'ai emporté ce souvenir, cette photographie achetée à ton studio, piazza San Domenico.
Tu m'avais montré tous tes trésors, ces photographies amassées depuis trente, quarante ans, et c'est celle-là que j'ai choisie...
Tu te souvenais bien de cette prise de vues, c'était au début du siècle, sur ta terrasse préférée... Tes modèles étaient Marco et Pietro, ils sont pères de famille maintenant, tempus fugit, si vite, sans retour possible...
Ce n'est sans doute pas la plus belle, la plus célèbre de tes photographies, "Baaaah, ce tirage s'estompe... La brume envahit ma photographie", m'as-tu dit.
Wilhelm, mon vieil ami, c'est la brume, précisément, qui me fait aimer cette photographie... La brume qui estompe les montagnes aux confins de la vision...
Tout est si paisible, en cette soirée d'automne, tout est si calme... Même les cigales sont silencieuses, elles écoutent Alkinoos jouer de la flûte... Un air oublié, venu du fond des âges, du coeur de la Sicile, de la Sicile des Grecs... Alkinoos est un petit berger, il oublie chèvres et moutons, le temps d'une chanson, pour Méléagre, son ami, son amant...
Méléagre est un garçon du village, il sait lire et écrire, il écrit des poèmes, il connaît son Homère par coeur. Du bout des doigts il caresse la grappe de raisin: "Je t'aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, je t'aime, un peu, beaucoup, passionnément, Alkinoos, ma petite musique, mon petit berger, beaucoup, passionnément..
Ta photographie est une épigramme de Straton, Wilhelm, mon vieil ami, un de ces poèmes que les Grecs écrivaient pour célébrer la beauté des garçons.
Les amours sont comme le raisin, il faut les saisir à point, quand ils sont mûrs, au summum de la saveur et de leur parfum.
Pour toujours je rêverai aux amours d'Alkinoos et de Méléagre... Aimer, être aimé, savoir que l'on est aimé, attendre avant de dire "je t'aime". Espérer, rêver, désespérer, aimer cependant et attendre encore...
Wilhelm, mon vieil ami, tes photographies sont les meilleurs commentaires aux Epigrammes garçonniers de l'Anthologie palatine. Tout est dit, point n'est besoin de traduction...
Demain, je relirai Straton et je dirai à Alkinoos: "Mon ami, mon amant, puisse le son de ta flûte durer pour toujours, je ne sais qui j'aime le plus, Méléagre ou toi".
Ton ami,
Philip"
Von Gloeden Archive, Lettre de Philip à W. von Gloeden, 20 Octobre 1925, Call number: 1925/10/20/2
2 comments:
C'est une composition très belle. Peut-être kitsch, peut-être décadente, mais je l'aime beaucoup.
Merci beaucoup par vos lettres.
La composition photographique, c'est à dire — Marco et Pietro, la brume, les montagnes, la colonne de la pergola, la vigne pleine de raisins, la tunique blanche, la flûte... sa nudité et leur beauté indicible.
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