Wednesday, December 23, 2009

Narcisse



"Cher Wilhelm,

De retour à Berlin, le soleil de Taormina m'entoure encore, et je me promène en mémoire dans les parcs de l'Hôtel San Domenico. Je revois Nino et Giovanni, Marco et tant d'autres, en feuilletant mon album de photographies albuminées, en rêvant sur les gracieuses silhouettes et les beaux portraits de vos jeunes amis Siciliens.

J'aime à relire mes Classiques en regardant vos images : Ovide et Virgile, Platon et Théocrite. Je reconnais dans vos mises en scène si étudiées Castor et Pollux, Dionysos et ses satyres, Achille pleurant Patrocle, Ixion cloué à sa roue, Oreste et Pylade, Adonis et Ganymède,  et je vois même un saint Sébastien dans ces paysages si païens ! Ce n'est pas pour rien que la philologie est une science allemande, vous êtes le philologue de mes désirs !

Mais je ne vois pas Narcisse !  J'aime tant ce beau mythe d'amour et de mort, de séduction et de métamorphose, où un bel adolescent se laisse prendre au piège du désir pour sa propre beauté. Regardez ce tableau de Gustave Courtois, admirez la pose, la tendresse, le visage qui effleure son reflet, le temps oublié, le sommeil qui vient !

Cher maître, peut-être ce tableau pourrait-il vous inspirer, et sans doute trouverez-vous à Taormina la fontaine d'eau claire et le beau jeune homme qui  tombera amoureux de son reflet. Voudriez-vous me donner à voir cette scène sous le soleil de Sicile ?

Avec mille respects et déjà tous mes remerciements

Votre ami, pour toujours, Ludwig"



"Cher Ludwig,

Merci, mon ami, pour cette belle image de Narcisse dont j'aime moi le tendre abandon.
Ai-je oublié Narcisse dans mes peintures photographiques ? Ach so...

Mais regardez mieux, Ludwig ! Narcisse est partout ! Mes modèles sont fascinés par leur reflet et par la magie de ma camera obscura qui capte leur image et la réfléchit à jamais sur une plaque de verre ! Regardez ces yeux, regardez ce visage, hors du temps, figés pour toujours dans ce face-à-face avec le miroir !

Cher Ludwig, vous êtes le miroir et la source d'eau claire, vous êtes le regard sans lequel mes images n'existeraient pas.

A Taormina, Narcisse ne meurt pas, mais vous regarde à jamais !

Je vous offre ce portrait, la plus obscène, sans doute, de toutes mes photographies récentes. Relisez Ovide, cher Ludwig, relisez Ovide !

Votre ami,

Wilhelm v. G."

(von Gloeden Archive, Lettre de Ludwig à von Gloeden, Lettre de von Gloeden à Ludwig, call number: 1895/09/12 et 1895/10/1).

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